Ça commence par une paire d’yeux qui s’écarquillent dans un restaurant chic nichĂ© sous un pont Ă  Tokyo : «Comment ? Vous avez rencontrĂ© Kohei Saito ?» Le dĂ©cor est plantĂ© : dans l’archipel nippon, le jeune philosophe marxiste a l’aura d’une rock star. Lui-mĂȘme s’amuse de cette popularitĂ© si soudaine, qu’il dĂ©crit comme un «non-sens». Hitoshinsei no «Shihonron» («le capital dans l’anthropocĂšne»), dont la version française vient de paraĂźtre aux Ă©ditions du Seuil sous le titre Moins ! La dĂ©croissance est une philosophie, est devenu un petit phĂ©nomĂšne de masse au Japon lors de sa sortie en 2020.

En moins d’un an, le livre s’est vendu Ă  plus de 500 000 exemplaires, si bien que la chaĂźne de librairies Maruzen, dans le quartier de Marunouchi, Ă  Tokyo, a ouvert une section intitulĂ©e «RedĂ©couvrir Marx». Le livre a depuis Ă©tĂ© publiĂ© dans douze pays, et Saito est reçu en invitĂ© de marque. En France, c’est l’Institut La BoĂ©tie, le think tank de La France insoumise (LFI), qui lui avait offert le micro lors de sa venue Ă  l’automne 2023, avant d’investir le centre Pompidou le 20 septembre dernier. La «hype» autour de Kohei Saito frĂŽle le paradoxe : son succĂšs est devenu un argument de vente en soi, au-delĂ  des apports du livre en lui-mĂȘme. Dans les carnets personnels de Marx

Il faut reconnaĂźtre que la thĂšse du livre a de quoi intriguer : d’aprĂšs Kohei Saito, Karl Marx se serait intĂ©ressĂ©, sur la fin de sa vie, aux limites de la croissance et aurait dĂ©veloppĂ© une pensĂ©e Ă©cologique qui mĂ©rite d’ĂȘtre redĂ©couverte Ă  l’heure de l’anthropocĂšne. Pour justifier ce scoop, Saito propose de relire Marx Ă  l’aune d’un matĂ©riau nouveau : les carnets personnels du philosophe allemand, qu’il a Ă©tudiĂ©s lors de sa thĂšse Ă  Berlin. C’est Ă  partir de ces Ă©crits que Saito a compris pourquoi «Marx a tant tardĂ© avant de publier les volumes II et III du Capital, alors qu’Engels le harcelait presque pour qu’il le fasse», racontait-il, lors d’une rencontre Ă  Tokyo Ă  l’étĂ© 2023. Selon lui, deux dĂ©couvertes ont bouleversĂ© Marx.

D’abord, il dĂ©couvre les sociĂ©tĂ©s prĂ©capitalistes, oĂč il est tout particuliĂšrement fascinĂ© par la maniĂšre de distribuer les terres selon un systĂšme de tirage au sort renouvelĂ© rĂ©guliĂšrement, qu’il considĂšre comme une clĂ© pour minimiser la concentration des richesses. Ensuite, il se passionne pour les sciences naturelles, et se documente sur l’appauvrissement des sols en Irlande et l’épuisement du charbon en Angleterre : il en dĂ©duit que l’industrialisation crĂ©e une «rupture mĂ©tabolique», c’est-Ă -dire une situation oĂč les humains consomment plus de ressources que ce que la nature est capable de fournir.

Fort de ces enseignements, Saito, qui se présente comme ayant longtemps été «un marxiste trÚs classique, occupé uniquement par la lutte des classes», et qui raconte avoir eu une prise de conscience des enjeux environnementaux suite à la catastrophe de Fukushima, en vient à se demander comment Marx analyserait-il les centrales nucléaires ? Organiser la production de maniÚre soutenable

Alors que l’économiste allemand est gĂ©nĂ©ralement prĂ©sentĂ© comme l’un des pĂšres de l’industrialisme, clamant qu’il faut reconquĂ©rir et dĂ©velopper les forces productives pour libĂ©rer le prolĂ©tariat, voilĂ  Kohei Saito qui oppose : «Sur la fin de sa vie, Karl Marx en vient Ă  penser qu’il faut changer le systĂšme, mais pas en dĂ©veloppant la production, nous exposait-il. Il propose plutĂŽt de revenir Ă  d’anciennes formes de production, tout en utilisant certaines des technologies les plus rĂ©centes – celles qui nous permettent d’atteindre l’objectif d’organiser la production de maniĂšre soutenable.» Kohei Saito donne un nom Ă  ce type d’organisation : la «sociĂ©tĂ© de communisme dĂ©croissant».

Il suffisait peut-ĂȘtre de rĂ©unir deux des mots les plus controversĂ©s en une mĂȘme formule pour faire exploser les ventes. C’était, en tout cas, assez pour que toutes les obĂ©diences (des ultralibĂ©raux aux primitivistes) s’écharpent sur l’ouvrage pour en faire leur livre de chevet ou un autodafĂ©. Kohei Saito se voit offrir l’occasion de dĂ©velopper ses thĂ©ories sur la radio nationale japonaise, la NHK, lors d’un long programme dans lequel il dĂ©cortique la pensĂ©e de Marx ; dans la foulĂ©e, son Ă©diteur, qui venait de publier une version simplifiĂ©e des Ă©crits de Marx, croule sous les demandes de jeunes lecteurs. Les prĂ©conisations formulĂ©es par Kohei Saito

Pour saisir cet engouement, il faut comprendre que le livre de Saito arrive dans un Japon prĂȘt Ă  entendre de nouvelles voix sur l’économie. D’abord, le Covid-19 a «mis en Ă©vidence les inĂ©galitĂ©s Ă©conomiques» et «montrĂ© que le capitalisme peut ĂȘtre mis en pause», veut croire Saito. Ensuite, toute une gĂ©nĂ©ration, nĂ©e dans les annĂ©es 90, n’a connu qu’une Ă©conomie stagnante, voire en rĂ©cession, ballottĂ©e par la crise de 2008 et la catastrophe de Fukushima en 2011. Une certaine dĂ©sillusion rĂšgne quant aux mesures libĂ©rales proposĂ©es par le gouvernement pour se tirer du marasme, et de nombreux jeunes japonais prĂ©fĂšrent s’exiler Ă  la campagne plutĂŽt que de s’enfermer dans des bureaux. Un certain nombre Ă©tait donc dĂ©sireux de s’entendre dire qu’il faut se dĂ©barrasser du capitalisme une bonne fois pour toutes, et preneur de quelques recettes pour le faire.

C’est d’ailleurs sur les prĂ©conisations qu’il formule que Kohei Saito est le plus souvent attaquĂ© : au-delĂ  de certains marxistes qui lui reprochent de n’avoir rien compris Ă  leur icĂŽne, Saito est ciblĂ© par les libĂ©raux qui prĂ©fĂšrent miser sur l’économie sociale et solidaire plutĂŽt que faire la peau au marchĂ©. A gauche, Kohei Saito s’inscrit, malgrĂ© lui, dans un clivage entre deux tendances irrĂ©conciliables. D’un cĂŽtĂ©, les adeptes de la dĂ©croissance, dont il reprend les principaux auteurs – il s’appuie rĂ©guliĂšrement sur les travaux de Jason Hickel et de Giorgos Kallis. De l’autre, les Ă©co-modernistes, qui, Ă  l’instar du magazine amĂ©ricain Jacobin, pensent que la dĂ©croissance de Saito va Ă©craser le prolĂ©tariat, et prĂ©fĂšrent s’en remettre au progrĂšs technologique.

Une autre ligne de critique semble plus pertinente : lĂ  oĂč Marx dessinait des perspectives rĂ©volutionnaires concrĂštes pour le prolĂ©tariat, Saito se contente d’affirmations pĂ©remptoires mais peu crĂ©dibles – «toutes les entreprises doivent devenir coopĂ©ratives [dans la lutte contre le changement climatique] ou arrĂȘter de commercer», Ă©crit-il par exemple, sans que l’on comprenne bien comment faire coopĂ©rer lesdites entreprises. Sans ĂȘtre un intellectuel engagĂ©, Saito s’investit depuis plusieurs annĂ©es dans une ferme coopĂ©rative gĂ©rĂ©e avec des amis, sur des terres communes, et s’en inspire parfois pour illustrer ce Ă  quoi pourrait ressembler une sociĂ©tĂ© de communisme dĂ©croissant. Une maniĂšre de montrer, peut-ĂȘtre, que contrairement Ă  ce que dit l’adage, ce qui unit l’écologie et la lutte des classes, c’est aussi le jardinage.