« Pour nous, la victoire du Rassemblement national [RN], câest tout sauf une surprise », confie Yvon Le Flohic, mĂ©decin gĂ©nĂ©raliste dans un cabinet mĂ©dical de Ploufragan, dans lâagglomĂ©ration de Saint-Brieuc. Un morceau de France ordinaire, oĂč le revenu annuel moyen Ă©tait de 23 010 euros en 2021, presque identique Ă la moyenne nationale (23 160 euros). En 2020, on y comptait un quart de retraitĂ©s. Parmi les personnes en activitĂ©, 20 % dâouvriers, 30 % dâemployĂ©s, 30 % de professions intermĂ©diaires et 13 % de cadres ou professions supĂ©rieures. Le tout, au cĆur dâune Bretagne historiquement impermĂ©able aux extrĂȘmes, affectĂ©e ni par la dĂ©sindustrialisation, ni par le chĂŽmage ou lâinsĂ©curitĂ©.
Pourtant, le 9 juin au soir, la liste de Jordan Bardella est arrivĂ©e en tĂȘte aux Ă©lections europĂ©ennes dans les CĂŽtes-dâArmor, avec 28,21 % des suffrages (27,11 % Ă Ploufragan). En 2019, Renaissance Ă©tait en tĂȘte, et Marine Le Pen obtenait 19 % des voix. « Dans notre cabinet, on voit dĂ©filer tout le monde, poursuit le mĂ©decin. Nous Ă©tions sĂ»rs du rĂ©sultat. Ici, les gens ont la sensation de ne plus ĂȘtre pris en compte, de ne pas ĂȘtre reprĂ©sentĂ©s, ils ne croient plus aux institutions. Et cela ne date pas dâhier. »
A lâĂ©chelle du pays, ces classes moyennes ont exprimĂ© ce ressentiment le 9 juin, lors des Ă©lections europĂ©ennes, certains par lâabstention, et beaucoup dâautres en votant en faveur du RN, traditionnellement plutĂŽt ancrĂ© dans les milieux populaires. Selon lâanalyse rĂ©alisĂ©e par OpinionWay, 41 % des mĂ©nages gagnant entre 1 000 et 2 000 euros par mois ont votĂ© pour Jordan Bardella, et 33 % de ceux aux revenus compris entre 2 000 et 3 500 euros. Une percĂ©e sociologique : parmi les employĂ©s, le RN a gagnĂ© dix points entre 2019 et 2024, et quinze points parmi les professions intermĂ©diaires.
De plein fouet
A ce malaise sâest ajoutĂ© un ouragan appelĂ© inflation, qui a fait vaciller les modes de vie et les certitudes. « On nâavait pas vu une telle hausse des prix depuis quarante ans, et Ă lâĂ©poque, tous les salaires Ă©taient indexĂ©s sur les prix, rappelle Mathieu Plane, directeur adjoint du dĂ©partement analyses et prĂ©visions Ă lâObservatoire français des conjonctures Ă©conomiques (OFCE). Câest la premiĂšre fois quâon vit une telle crise inflationniste sans cette protection. »
Prises de plein fouet par la flambĂ©e des produits de base â lâalimentaire a connu une hausse de 20 % en deux ans, lâĂ©lectricitĂ© de 70 % en cinq ans â, exclues des dispositifs dâaide destinĂ©s aux plus modestes, les classes moyennes ont vu leurs habitudes et leurs modes de consommation bouleversĂ©s, comme le raconte Elisabeth (elle a prĂ©fĂ©rĂ© garder lâanonymat), 56 ans, installĂ©e sur la cĂŽte varoise : « Depuis plusieurs annĂ©es, jâai pris lâhabitude de compter chaque euro lors de mes courses, et je me suis rendu compte que je nâĂ©tais pas la seule. Je vois aussi des hommes parcourir les rayons la calculette en main. Et ce nâest pas tout. Chaque dĂ©pense est planifiĂ©e, je ne peux plus partir en vacances, ni Ă©pargner. »
Les « pĂ©riurbains » et les ruraux ont Ă©tĂ© plus pĂ©nalisĂ©s que les autres. On comptait, au plus fort de la crise, trois points dâĂ©cart dans la hausse moyenne du coĂ»t de la vie entre eux et ceux vivant dans les centres-villes, selon lâOFCE. Certes, les loyers sont plus Ă©levĂ©s dans les mĂ©tropoles, mais les pĂ©riurbains ou les ruraux sont bien plus tributaires de leur voiture au quotidien et dĂ©pensent davantage en chauffage pour leur logement, souvent une maison individuelle.
Sous pression, les mĂ©nages ont du mal Ă boucler leurs fins de mois, une fois payĂ©es les charges fixes, lâĂ©lectricitĂ©, le carburant, les assurances, et lâalimentation, et encore, en supprimant souvent les produits les plus coĂ»teux. « Aujourdâhui, je ne vais plus au restaurant, Ă peine au cinĂ©ma, encore moins Ă lâopĂ©ra. Je voyage en rĂȘve, je suis Ă dĂ©couvert le 15 du mois, je paie mon garagiste en trois fois, et jâachĂšte mes vĂȘtements en seconde main », rĂ©sume Anne, 50 ans, professeure certifiĂ©e Ă temps partiel et un enfant Ă charge.
Des dettes impossibles Ă apurer
Pour certains, la crise inflationniste sâest traduite par des dettes impossibles Ă apurer. « On voit arriver des gens qui nâauraient jamais passĂ© notre porte avant, confirme Laetitia Vigneron, conseillĂšre financiĂšre Ă lâUnion des associations familiales (UDAF) du Cher. Des personnes qui travaillent, qui ont des crĂ©dits immobiliers ou des crĂ©dits voiture. » Entre janvier et mai, le nombre de dossiers de surendettement dĂ©posĂ©s auprĂšs de la Banque de France a augmentĂ© de 6 % par rapport Ă 2023. « Le prix des courses a explosĂ©. Les gens nâarrivent plus Ă sâen sortir. On voit des dossiers de surendettement constituĂ©s uniquement de dettes de charges courantes : loyers, assurances, Ă©lectricité », renchĂ©rit CĂ©line RascagnĂšres, Ă©galement conseillĂšre financiĂšre pour lâUDAF, dans lâAude.
Pour ces personnes ni riches ni pauvres, la dĂ©gringolade ne se fait pas ressentir uniquement dans le train de vie. Elle est aussi symbolique. « Dans ma tĂȘte, un prof faisait partie des classes moyennes supĂ©rieures, il pouvait sâoffrir deux-trois restos mensuels, des voyages pour le plaisir, des loisirs pour se cultiver, une petite maison pour la retraite et de lâargent pour les enfants, explique Anne, la professeure. Je suis dĂ©classĂ©e. » Un sentiment partagĂ© par bon nombre de ses semblables.
Audrey, une Parisienne de 44 ans, Ă©ducatrice spĂ©cialisĂ©e, gagne 2 100 euros par mois (salaire, prime et pension alimentaire), pour la faire vivre avec son fils : « Le dĂ©classement social, je le vis de la façon suivante : un salaire insuffisant au regard de mes Ă©tudes et de mes responsabilitĂ©s professionnelles ; le fait de ne pas avoir les moyens de scolariser mon fils dans le privĂ©Â ; deux semaines de vacances seulement pour moi et une colonie de vacances, en partie financĂ©e par la ville, pour mon fils ; la perte de la valeur travail et lâabsence dâascenseur social. »
Michel, un retraitĂ© de 69 ans, est en colĂšre : dĂ©posĂ© en fĂ©vrier 2024, le dossier de retraite de son Ă©pouse, atteinte dâune maladie neurologique, est toujours Ă lâĂ©tude. « En attendant, nous sommes confrontĂ©s Ă des problĂšmes financiers et Ă des problĂšmes de santĂ©, mais nous nâavons aucune aide, car lâon considĂšre que lâon gagne trop ! A ce jour, nous ne faisons quâun repas sur deux, en mangeant des pĂątes et des Ćufs, et encore, pas toujours. Quel plaisir dâavoir cotisĂ© cinquante-deux ans pour en arriver lĂ Â ! »
Précarité nouvelle
Le sentiment de dĂ©classement sâexprime aussi au travers du regard dâautrui. InstallĂ©e Ă Nantes, Catherine, bac + 5, est chargĂ©e de communication indĂ©pendante, avec des revenus autour de 2 500 euros par mois, « sans aucune perspective de progression ». Elle travaille chez elle, rĂ©flĂ©chit depuis deux ans Ă changer sa voiture sans pouvoir franchir le pas, et ses derniĂšres vacances se rĂ©sument Ă une semaine Ă lâĂ©tĂ© 2023 dans un village Ă©loignĂ© du Limousin. Mais câest face Ă sa fille que la conscience de sa prĂ©caritĂ© nouvelle la taraude le plus. « Lâautre jour, elle a voulu que je lui achĂšte un pull Ă 90 euros, Ă la mode chez ses copines. Jâai dit non. Elle sâest exclamĂ©e : âMais, maman, on est pauvres ?â »
Anne, Audrey et Catherine incarnent la fragilisation financiĂšre des familles monoparentales, essentiellement des mĂšres cĂ©libataires. Un tiers des pensions alimentaires reste impayĂ©, et le taux de pauvretĂ© dans leurs rangs atteint 32,3 %, contre 14,5 % pour lâensemble de la population, selon des donnĂ©es de la Caisse dâallocations familiales ou de lâInstitut national de la statistique et des Ă©tudes Ă©conomiques. Faut-il y voir un lien ? ParallĂšlement, le vote RN a progressĂ© de maniĂšre spectaculaire chez les femmes : dix points entre 2019 et 2024, contre trois seulement chez les hommes, indique Ipsos. « Tenant Ă distance lâhĂ©ritage viriliste et sexiste de son pĂšre, Marine Le Pen se prĂ©sente comme une femme moderne, mĂšre de famille, divorcĂ©e, travaillant, affichant sa âsensibilitĂ© Ă la cause fĂ©minineâ », rappelait la philosophe Camille Froidevaux-Metterie dans une tribune du Monde du 13 juin.
Le sentiment de dĂ©classement se voit parfois dans le regard des enfants, mais se mesure toujours par rapport Ă la gĂ©nĂ©ration prĂ©cĂ©dente. « Moins bien que mes parents », dĂ©plore Tim, ingĂ©nieur dans la fonction publique, quand il parle de lâappartement de 68 mĂštres carrĂ©s quâil a « difficilement » pu acquĂ©rir Ă Grenoble avec le fruit de son travail. Et il craint que sa propre descendance ne vive la mĂȘme mĂ©saventure. « MalgrĂ© une vie peu dĂ©pensiĂšre, je peine Ă Ă©pargner et Ă financer pour mes enfants des Ă©tudes Ă©quivalentes Ă celles que jâai pu suivre, enchaĂźne-t-il. En somme, je vis moins bien que mes parents, et la dynamique est Ă la dĂ©gradation. »
« Lâabsence de perspectives, la difficultĂ© de dessiner une trajectoire ascendante » font partie des dĂ©sillusions des classes moyennes, souligne Nicolas Duvoux, sociologue Ă lâuniversitĂ© Paris-VII, qui Ă©voque lâĂ©rosion des « possibilitĂ©s de vie ». Une Ă©rosion qui va en sâaccentuant, sâinquiĂšte le chercheur. « La prĂ©caritĂ© sur le marchĂ© du travail est devenue la norme, explique-t-il, particuliĂšrement pour les jeunes. Or, la prĂ©caritĂ© dans lâemploi se traduit par lâimpossibilitĂ© de construire sa vie de maniĂšre durable. Cela ronge le corps social. »
En vain
ConfrontĂ©s Ă cette prĂ©carisation, les jeunes se sentent en outre comme rejetĂ©s des villes oĂč ils ont parfois grandi, et souhaiteraient vivre. A 35 ans, Antoine, Bordelais, salariĂ© dans lâassociatif, voudrait acheter un 40 mĂštres carrĂ©s dans sa ville : « Impensable avec un smic seul. » Parisiens, Patrick et son Ă©pouse, deux enfants, cherchent Ă sâagrandir. En vain. « Impossible pour nous, couple dâingĂ©nieurs, dâavoir plus de trois piĂšces. MĂȘme les logements sociaux auxquels nous avons droit sont au-dessus de notre budget. Nous voilĂ moins bien lotis quâun ouvrier des annĂ©es 1960 », tranche lâhomme de 35 ans. Le problĂšme est encore aggravĂ© dans les rĂ©gions trĂšs touristiques, oĂč les rĂ©sidences secondaires et autres meublĂ©s assĂšchent le marchĂ© pour les locaux, contraints dâaller habiter loin de leur travail â et dâavoir une voiture, qui plombe dĂ©finitivement le budget.
Au fond, les classes moyennes « ont une vision ternaire de la sociĂ©tĂ©, dĂ©crypte le politologue JĂ©rĂŽme Fourquet : « Pour eux, il y a en bas les plus pauvres, les assistĂ©s, et au-dessus les riches qui se gavent. Ils ont le sentiment dâĂȘtre trop riches pour ĂȘtre aidĂ©s, trop pauvres pour sâen sortir, et dâĂȘtre taxĂ©s pour financer un modĂšle social auquel ils nâont plus accĂšs. Le pacte social implicite, qui est de payer ses impĂŽts mais, en retour, dâen avoir pour son argent, est rompu. »
Or la gauche, elle, oppose aujourdâhui une vision « binaire », estime M. Fourquet, qui repose sur lâidĂ©e du peuple contre les Ă©lites â un schĂ©ma dans lequel les catĂ©gories intermĂ©diaires ne se retrouvent pas : « Le RN, en faisant par exemple de la voiture un thĂšme politique, a rĂ©ussi Ă crĂ©er une proximitĂ© avec les classes moyennes, qui se sentent enfin prises en compte. »
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