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Depuis le 25 juin 2024, grĂące Ă  un accord de plaider-coupable conclu avec le ministĂšre de la justice amĂ©ricain, Julian Assange est libre. Mais la presse mondiale n’a pas tirĂ© ce feu d’artifice euphorique qui aurait accueilli le retour Ă  la vie commune de n’importe quel journaliste enfermĂ© pendant quatorze ans pour avoir rĂ©vĂ©lĂ© des crimes de guerre. L’ambiance Ă©ditoriale Ă©tait teintĂ©e d’une Ă©trange retenue. « Ses actions ont divisĂ© l’opinion », constatait The Guardian (26 juin), principal quotidien de « gauche » au Royaume-Uni, qui avait publiĂ© plusieurs dizaines d’articles hostiles au fondateur de WikiLeaks. Invariablement, les portraits consacrĂ©s Ă  l’heureux dĂ©nouement accordent une large place aux dĂ©tracteurs : « un divulgateur imprudent qui a mis des vies en danger » (The New York Times, 27 juin), « quelqu’un qui recherche la publicitĂ© » (BBC, 25 juin), « soupçonnĂ© de servir les intĂ©rĂȘts de Moscou » (FranceInfo, 25 juin), bref, un « personnage trouble » (Le Monde, 27 juin). Pour le quotidien vespĂ©ral, cette mauvaise rĂ©putation s’expliquait aisĂ©ment : « Julian Assange n’a cessĂ© d’alimenter la controverse. » Une controverse que les journalistes avaient eux-mĂȘmes largement nourrie avant de la dĂ©crire comme un fait


« Il n’y a qu’une seule façon de s’y prendre : abattre illĂ©galement ce fils de pute. » Depuis l’appel au meurtre du « traĂźtre » lancĂ© sur Fox News en 2010 par le commentateur dĂ©mocrate Robert Beckel jusqu’aux Ă©ditoriaux de « soutien » en forme de pendaison, en passant par les fausses informations du Guardian concernant une prĂ©tendue collusion de Julian Assange avec M. Donald Trump et Moscou en 2018, le journaliste emprisonnĂ© a pu apprĂ©cier le nuancier de la malveillance mĂ©diatique (1). Le sujet central n’était plus le message — le contenu des rĂ©vĂ©lations de WikiLeaks et la rĂ©alitĂ© crue du pouvoir amĂ©ricain qu’elles dĂ©voilaient — mais la personnalitĂ© et l’éthique du messager, voire son hygiĂšne (Daily Mail, 13 avril 2019).

On oublierait facilement que les noces entre WikiLeaks et la presse traditionnelle furent cĂ©lĂ©brĂ©es en grande pompe, tant elles furent Ă©phĂ©mĂšres et intĂ©ressĂ©es. Lorsque l’organisation se propulse en 2010 sur le devant de la scĂšne mondiale en rendant publics des documents classifiĂ©s confiĂ©s par la lanceuse d’alerte Chelsea Manning, analyste du renseignement militaire amĂ©ricain, la manne alimente antennes et colonnes pendant des mois. WikiLeaks noue alors des partenariats avec des journaux prestigieux afin de donner plus d’écho Ă  ces rĂ©vĂ©lations accablantes pour Washington : la conduite criminelle de son armĂ©e en Irak et en Afghanistan, l’enfer de la prison de GuantĂĄnamo ou les dessous peu reluisants de la diplomatie amĂ©ricaine.

Pour ce dernier dossier, connu sous le nom de « Cablegate », The New York Times, The Guardian, Der Spiegel, El PaĂ­s et Le Monde profiteront amplement des scoops puisĂ©s dans les 250 000 tĂ©lĂ©grammes diplomatiques. Le 25 dĂ©cembre 2010, la rĂ©daction du Monde dĂ©signe Julian Assange « homme de l’annĂ©e ». Chacun sait dĂ©jĂ  que ce fournisseur de contenus explosifs fait peser une menace sur le monopole de l’information lĂ©gitime revendiquĂ© par les mĂ©dias Ă©tablis, mais, alors, rĂšgne une paix prĂ©caire assise sur une division du travail : WikiLeaks alimente en donnĂ©es brutes authentifiĂ©es des mĂ©dias qui les trient, les hiĂ©rarchisent — puis se tressent des lauriers. Les mĂ©dias n’ignorent rien de la philosophie libertaire d’Assange qui, comme nombre d’informaticiens de sa gĂ©nĂ©ration, rĂȘve d’une nouvelle RĂ©forme qui abolirait les intermĂ©diaires compromis avec le pouvoir.

Aussi, en ce jour de NoĂ«l 2010, Le Monde accompagne son Ă©loge d’une Ă©tiquette — « la personnalitĂ© la plus controversĂ©e de la planĂšte » — qui ne quittera plus le fondateur de WikiLeaks et ressortira sitĂŽt que l’actualitĂ© judiciaire imposera aux mĂ©dias, entre de longues plages d’indiffĂ©rence, de parler de l’affaire : « “cyber-warrior” Ă©nigmatique et controversĂ© » (Lexpress.fr, 19 mai 2017), « hĂ©ros controversĂ© d’une transparence parfois troublĂ©e » (Lepoint.fr, 7 septembre 2020), « hĂ©ros controversĂ© de la libertĂ© d’informer » (Agence France-Presse, 10 dĂ©cembre 2021), « figure controversĂ©e au centre de thĂ©ories du complot » (« Complorama », France Info, 29 avril 2022). « ControversĂ© » : sous son apparente objectivitĂ©, cet adjectif sparadrap prĂ©sente l’étrange propriĂ©tĂ© de ne coller qu’aux souliers des dissidents du monde occidental.

Pour les mĂ©dias, les enjeux du cas Assange Ă©taient pourtant d’une clartĂ© cristalline : en mai 2019, les États-Unis l’inculpaient en vertu de ­l’Espionage Act de 1917, menaçant ainsi toute la profession d’une criminalisation du journalisme. Son extradition vers les geĂŽles amĂ©ricaines aurait signĂ© la ­capitulation en rase campagne du « quatriĂšme pouvoir ». Les anciens « clients » de WikiLeaks se rĂ©signĂšrent donc Ă  s’opposer — sans excĂšs d’enthousiasme — Ă  ce qu’il soit livrĂ© outre-Atlantique.

L’art de dĂ©truire un confrĂšre

Ce « soutien » sera systĂ©matiquement assorti de rĂ©serves, voire de dĂ©nigrement, comme dans cet Ă©ditorial du Monde le 26 fĂ©vrier 2020 : « Julian Assange ne s’est comportĂ© ni en dĂ©fenseur des droits de l’homme ni en citoyen respectueux de la justice. DĂšs 2011, il a bafouĂ© ses engagements en publiant les documents amĂ©ricains non expurgĂ©s. Il a ensuite refusĂ© de se rendre Ă  une convocation de policiers suĂ©dois aprĂšs deux plaintes pour agression sexuelle (
). Prompt Ă  s’attaquer aux secrets des pays dĂ©mocratiques, Julian Assange s’est montrĂ© moins empressĂ© Ă  l’égard des pays autoritaires. Il a travaillĂ© pour Russia Today, tĂ©lĂ©vision de propagande financĂ©e par le Kremlin. En 2016, il a diffusĂ© des documents subtilisĂ©s par les services secrets russes au Parti dĂ©mocrate amĂ©ricain afin de discrĂ©diter sa candidate, Hillary Clinton. » En d’autres termes, ce journaliste ne rĂ©vĂ©lait pas les « bons » secrets et court-circuitait les professionnels.

Pareille faute de goĂ»t ne passait pas davantage Ă  Mediapart (15 avril 2019). Dans une dĂ©fense du journaliste australien publiĂ©e par le site d’information, le dĂ©ontologue Edwy Plenel jugea opportun d’insĂ©rer le passage suivant : « Il y a plein de raisons lĂ©gitimes d’ĂȘtre indiffĂ©rent au sort de Julian Assange, arrĂȘtĂ© le jeudi 11 avril par la police britannique dans l’ambassade d’Équateur oĂč il s’était rĂ©fugiĂ© depuis prĂšs de sept ans : les accusations de violences sexuelles qui le visent en SuĂšde ; son aventurisme Ă©gocentrique dans la gestion de WikiLeaks qui a fait le vide autour de lui ; sa dĂ©rive dĂ©ontologique vers la diffusion brute de documents, sans travail de vĂ©rification ni de contextualisation ; son obscure complaisance, Ă  tout le moins, pour le pouvoir russe et son jeu gĂ©opolitique. » Dans sa contribution modeste au mouvement de solidaritĂ©, Le Canard enchaĂźnĂ© (15 dĂ©cembre 2021) sut trouver les mots justes pour rallier de nouveaux soutiens : « Certes, Assange est parfois confus, ambivalent, irresponsable (quand des documents non filtrĂ©s mettent des vies en danger), consternant (lors de la campagne prĂ©sidentielle amĂ©ricaine, il avoue sa prĂ©fĂ©rence pour Trump). »

En guise de campagne mĂ©diatique internationale pour exiger l’abandon des poursuites amĂ©ricaines, l’initiative la plus notable prit la forme d’un court « Appel de journaux en faveur de Julian Assange : “Publier n’est pas un crime” », signĂ© en novembre 2022 par les cinq partenaires internationaux d’antan. Et mĂȘme dans ce geste de solidaritĂ©, les directeurs de journaux reprochaient au prisonnier politique que « des versions non censurĂ©es des tĂ©lĂ©grammes diplomatiques ont Ă©tĂ© rendues publiques » (Le Monde, 29 novembre 2022).

Cette rĂ©putation d’irresponsabilitĂ© dans la publication de documents se rĂ©vĂšle pourtant infondĂ©e. Des spĂ©cialistes de l’affaire, dont la journaliste d’investigation italienne Stefania Maurizi, ont clairement Ă©tabli que la faute incombait Ă  deux collaborateurs du Guardian (2). Luke Harding et David Leigh avaient en effet publiĂ© dans un livre le mot de passe qu’Assange avait confiĂ© au second pour accĂ©der au fichier dans le cadre de leur partenariat. Cette nĂ©gligence catastrophique, pourtant signalĂ©e Ă  l’époque par WikiLeaks (3), ne fut jamais attribuĂ©e Ă  ses auteurs. L’organisation tenta d’empĂȘcher la dissĂ©mination et informa le dĂ©partement d’État amĂ©ricain du risque. Constatant que le site Cryptome avait publiĂ© les tĂ©lĂ©grammes bruts le 1er septembre 2011, WikiLeaks fit de mĂȘme le lendemain, expliquant vouloir ainsi avertir au plus vite les personnes potentiellement en danger.

AprĂšs la publication en juillet 2010 des documents sur la guerre en Afghanistan, le Pentagone affirma que le site avait mis des vies humaines en danger (troupes amĂ©ricaines, collaborateurs afghans, informateurs) et que Julian Assange avait peut-ĂȘtre mĂȘme « du sang sur les mains » (CNN, 29 juillet 2010). Las, les États-Unis n’ont pu fournir un seul exemple, y compris dans l’enceinte de tribunaux (4). Quatorze ans plus tard, cette accusation, aux occurrences innombrables, survit. Le 25 juin dernier, Patrick Cohen cĂ©lĂ©brait la libĂ©ration d’Assange en expliquant sur le plateau de l’émission « C Ă  vous » (France 5) que des « opĂ©rationnels de terrain (
) ont payĂ© de leur vie » les rĂ©vĂ©lations de WikiLeaks (5). Le lendemain, la juge amĂ©ricaine du tribunal fĂ©dĂ©ral de Saipan (Ăźles Mariannes du Nord) exposait le manque de professionnalisme du journaliste français lors de l’audience qui entĂ©rinait l’accord de plaider-coupable : « Le gouvernement a indiquĂ© qu’il n’y avait pas de personne victime dans cette affaire. Cela signifie que la diffusion de ces informations n’a pas entraĂźnĂ© de prĂ©judice physique connu. » Dans les mĂ©dias les plus mobilisĂ©s contre la propagation des fake news, l’information n’a pas suscitĂ© une avalanche de rectificatifs.

Plus que tout autre Ă©pisode, les allĂ©gations de viol ont fortement contribuĂ© Ă  isoler Assange. Si elles furent complaisamment Ă©voquĂ©es par la presse — Charlie Hebdo vitupĂ©ra contre ce « Gandalf violeur et mentalement diminuĂ© » (23 novembre 2022) —, les journalistes prĂ©cisaient rarement que le stade de l’enquĂȘte prĂ©liminaire n’avait jamais Ă©tĂ© dĂ©passĂ©. L’enquĂȘte menĂ©e par M. Nils Melzer, ancien rapporteur spĂ©cial de l’Organisation des Nations unies (ONU) sur la torture, s’appuie, elle, en revanche, sur « 10 000 pages de dossiers de procĂ©dure, de correspondance et d’autres preuves fiables provenant d’une multitude de sources » ; le juriste Ă©tablit que l’« affaire suĂ©doise » Ă©tait une machination destinĂ©e Ă  neutraliser le fondateur de WikiLeaks (6). Stefania Maurizi a fait de mĂȘme dans son propre ouvrage, s’appuyant sur des correspondances entre parquets britannique et suĂ©dois. À de trĂšs rares exceptions prĂšs (Jack Dion dans Marianne, Anne Crignon dans Le Nouvel Obs), la presse française n’a guĂšre rendu compte de ces deux livres. Parmi les trois anciens partenaires hexagonaux de WikiLeaks (Le Monde, LibĂ©ration et Mediapart), aucun n’a mentionnĂ© leur parution ni signalĂ© la sortie en France de deux documentaires consacrĂ©s Ă  l’affaire (7).

Enfin, souvent suggĂ©rĂ©s mais jamais Ă©tayĂ©s, les liens avec la Russie Ă©paississent le nuage de rumeurs qui tient lieu d’information sur Assange. Les rencontres Ă  l’ambassade d’Équateur avec « des Russes », ainsi qu’avec Paul Manafort, directeur de la premiĂšre campagne prĂ©sidentielle de M. Donald Trump, Ă©taient un faux scoop. LancĂ© par Luke Harding dans The Guardian le 27 novembre 2018, il fut immĂ©diatement repris par LibĂ©ration qui ne s’est jamais rĂ©tractĂ©. Des pirates informatiques russes fournissant Ă  WikiLeaks des courriels compromettants concernant Mme Hillary Clinton et l’establishment dĂ©mocrate ? MalgrĂ© les affirmations pleines d’assurance des mĂ©dias, la chose n’est toujours pas Ă©tablie (8). Julian Assange serait tout de mĂȘme coupable d’avoir « animĂ© une Ă©mission pour Russia Today » (Franc-Tireur, 3 juillet 2024), n’est-ce pas ?
 Eh bien non, toujours pas (9).

La lutte contre les fausses informations et le conspirationnisme, grande cause civilisationnelle de la presse libĂ©rale, a connu une Ă©clipse chaque fois qu’il fut question d’Assange. La collaboration des mĂ©dias Ă  la persĂ©cution du fondateur de WikiLeaks discrĂ©dite un peu plus une profession Ă  bout de souffle (10). Et isole davantage les journalistes intĂšgres : Julian Assange a dĂ» plaider coupable d’avoir fait son mĂ©tier.

Laurent Dauré - Journaliste et membre fondateur du comité de soutien français à Julian Assange.

(1) Lire Serge Halimi, « L’honneur perdu du “Guardian” ? », Le Monde diplomatique, janvier 2019.

(2) Stefania Maurizi, L’Affaire WikiLeaks. MĂ©dias indĂ©pendants, censure et crimes d’État, Agone, Marseille, 2024.

(3) « “Guardian” journalist negligently disclosed Cablegate passwords », 1er septembre 2011.

(4) Ed Pilkington, « Bradley Manning leak did not result in deaths by enemy forces, court hears », The Guardian, Londres, 31 juillet 2013.

(5) Cité par Fabien Rives, « Julian Assange calomnié sur France 5 », 4 juillet 2024.

(6) Nils Melzer, L’Affaire Assange. Histoire d’une persĂ©cution politique, Éditions Critiques, Paris, 2022. Lire aussi, du mĂȘme auteur, « Cajoler Pinochet, briser Assange », Le Monde diplomatique, aoĂ»t 2022.

(7) Clara López Rubio et Juan Pancorbo, Hacking Justice : Julian Assange (2021), et Ben Lawrence Ithaka. Le combat pour libérer Assange (2023), tous deux distribués par Les Mutins de Pangée.

(8) Aaron MatĂ©, « CrowdStrikeOut : Mueller’s own report undercuts its core Russia-Meddling claims », 5 juillet 2019.

(9) L’émission « The world tomorrow » a Ă©tĂ© produite de façon indĂ©pendante par la sociĂ©tĂ© Quick Roll Production (crĂ©Ă©e par Assange) et la sociĂ©tĂ© britannique Dartmouth Films ; elle a Ă©tĂ© vendue Ă  une douzaine de mĂ©dias dans le monde, dont Russia Today. Cf. Stefania Maurizi, L’Affaire WikiLeaks
 op. cit.

(10) Kevin Gosztola, Guilty of Journalism. The Political Case against Julian Assange, Seven Stories Press, New York, 2023.